Encore un qui mord(ra) la poussière
Emilie Bujès
La séquence d’ouverture se situe vers la fin des années 1960: Clara glisse avec enthousiasme une cassette dans l’autoradio de la voiture immobilisée sur la plage pour faire découvrir à son frère et à sa petite amie Another One Bites the Dust de Queen.
Mais peut-être tout cela a-t-il d’ores et déjà commencé avant au fond, par une montée des marches cannoises venue adéquatement perturber un instant l’univers singulier et parallèle du festival: l’équipe du film, au moment de la classique pose au « sommet », manifeste silencieusement sa désapprobation quant à l’éviction de Dilma Rousseff. « Un coup d’état a eu lieu au Brésil ».
Tourné à Recife, au nord-est du pays, comme l’était déjà le premier film du cinéaste (Les Bruits de Recife, 2012), Aquarius s’inscrit donc dès le départ dans un cadre largement politique: celui d’un Etat actuellement en crise, mais aussi – c’est le récit du film – celui d’un pays plongé comme tant d’autres dans le libéralisme, d’une société et d’un quartier malmenés par des enjeux économiques. Mendonça Filho, dont le cinéma manifeste une clairvoyance et une sensibilité indéniables, poursuit ainsi son exploration du terrain qui lui appartient; la classe moyenne, incarnée ici dans le microcosme évoluant autour du personnage central, et dans les rapports, non dénués d’un certain paternalisme, qu’entretiennent les personnages avec leurs employés de maison. Une démarche plutôt singulière, exacerbée dans sa particularité par le choix d’une protagoniste féminine d’un certain âge. Sous les traits de la bouleversante Sonia Braga, c’est un portrait qui finalement se déploie sous nos yeux: une femme-enfant d’une soixantaine d’années, aussi belle qu’attirante, orgueilleuse qu’aimante, une femme forte, une femme libre.
Ancienne critique musicale, Clara vit depuis toujours dans son appartement de l’immeuble Aquarius, au bord de l’océan; elle y a vu grandir ses enfants, son époux terminer ses jours, la vie couler, tranquillement. Mais l’édifice est désormais isolé, pris d’assaut par les complexes immobiliers modernes, et Clara est la seule habitante qui a résisté aux insistantes sollicitations du promoteur.
Dépeignant les espaces avec grande habileté, que ce soit à l’aide d’élégants panoramiques ou dans la façon même dont il filme les intérieurs, le réalisateur rend compte d’un quartier en mutation, sur le point de s’éteindre. Pourtant l’omniprésence de Sonia Braga, dans chaque plan et sur chaque image, installe incontestablement le propos du côté de la résistance. Celle des lieux, celle de la mémoire – incarnée non seulement par les archives mais aussi par un rapport délicat au son et à la musique –, celle de la vie enfin: Clara, qui a vaincu un cancer du sein, flirte avec le garde-côte sur la plage le matin, joue les complices avec son neveu adoré et parfois invite un gigolo chez elle la nuit.
Le souvenir d’un film toujours est éloquent; est-ce une séquence, une image, un son, une couleur, parfois même une matière. Ce qui persiste ici est avant tout la délicatesse avec laquelle Kleber Mendonça Filho parvient à ménager un espace privilégié pour son actrice, partageant avec elle un objet dont la portée en fin de compte va bien au-delà des quelque 140 minutes de film. Avec finesse, avec modestie, et, pour citer un autre film cannois (Mimosas, Oliver Laxe, présenté à la Semaine de la critique): with love.