"If I think about the future of cinema as art, I shiver" (Y. Ozu, 1959)

Aquarius (Kleber Mendonça Filho)

Tuesday, 12 July 2016 16:21

Encore un qui mord(ra) la poussière

Emilie Bujès

La séquence d’ouverture se situe vers la fin des années 1960: Clara glisse avec enthousiasme une cassette dans l’autoradio de la voiture immobilisée sur la plage pour faire découvrir à son frère et à sa petite amie Another One Bites the Dust de Queen.

 

Mais peut-être tout cela a-t-il d’ores et déjà commencé avant au fond, par une montée des marches cannoises venue adéquatement perturber un instant l’univers singulier et parallèle du festival: l’équipe du film, au moment de la classique pose au « sommet », manifeste silencieusement sa désapprobation quant à l’éviction de Dilma Rousseff. « Un coup d’état a eu lieu au Brésil ».

 

Tourné à Recife, au nord-est du pays, comme l’était déjà le premier film du cinéaste (Les Bruits de Recife, 2012), Aquarius s’inscrit donc dès le départ dans un cadre largement politique: celui d’un Etat actuellement en crise, mais aussi – c’est le récit du film – celui d’un pays plongé comme tant d’autres dans le libéralisme, d’une société et d’un quartier malmenés par des enjeux économiques. Mendonça Filho, dont le cinéma manifeste une clairvoyance et une sensibilité indéniables, poursuit ainsi son exploration du terrain qui lui appartient; la classe moyenne, incarnée ici dans le microcosme évoluant autour du personnage central, et dans les rapports, non dénués d’un certain paternalisme, qu’entretiennent les personnages avec leurs employés de maison. Une démarche plutôt singulière, exacerbée dans sa particularité par le choix d’une protagoniste féminine d’un certain âge. Sous les traits de la bouleversante Sonia Braga, c’est un portrait qui finalement se déploie sous nos yeux: une femme-enfant d’une soixantaine d’années, aussi belle qu’attirante, orgueilleuse qu’aimante, une femme forte, une femme libre.

Ancienne critique musicale, Clara vit depuis toujours dans son appartement de l’immeuble Aquarius, au bord de l’océan; elle y a vu grandir ses enfants, son époux terminer ses jours, la vie couler, tranquillement. Mais l’édifice est désormais isolé, pris d’assaut par les complexes immobiliers modernes, et Clara est la seule habitante qui a résisté aux insistantes sollicitations du promoteur.

 

Dépeignant les espaces avec grande habileté, que ce soit à l’aide d’élégants panoramiques ou dans la façon même dont il filme les intérieurs, le réalisateur rend compte d’un quartier en mutation, sur le point de s’éteindre. Pourtant l’omniprésence de Sonia Braga, dans chaque plan et sur chaque image, installe incontestablement le propos du côté de la résistance. Celle des lieux, celle de la mémoire – incarnée non seulement par les archives mais aussi par un rapport délicat au son et à la musique –, celle de la vie enfin: Clara, qui a vaincu un cancer du sein, flirte avec le garde-côte sur la plage le matin, joue les complices avec son neveu adoré et parfois invite un gigolo chez elle la nuit.

 

Le souvenir d’un film toujours est éloquent; est-ce une séquence, une image, un son, une couleur, parfois même une matière. Ce qui persiste ici est avant tout la délicatesse avec laquelle Kleber Mendonça Filho parvient à ménager un espace privilégié pour son actrice, partageant avec elle un objet dont la portée en fin de compte va bien au-delà des quelque 140 minutes de film. Avec finesse, avec modestie, et, pour citer un autre film cannois (Mimosas, Oliver Laxe, présenté à la Semaine de la critique): with love. 

 

 

The Treasure (Corneliu Porumboiu)

Sunday, 19 July 2015 10:23

À corps perdu

Emilie Bujès

C’est sous la houlette de Robin des Bois que semble être placé Le Trésor (Comoara), le dernier opus du réalisateur roumain Corneliu Porumboiu. Costi, son protagoniste principal, y évoque en effet dès la scène d’ouverture le brigand au grand cœur à son jeune fils, avant de lui lire le soir venu le récit de ses aventures. Scène de vie quotidienne contemporaine dans une famille de Bucarest.

Mais déjà le film prend une autre tournure, puisqu’un voisin convainc Costi de l’existence d’un trésor dissimulé par son arrière grand-père dans la propriété familiale - intéressante question que celle de la propriété; celle-là même qui sous-tend également la lutte de Robin des Bois. Les problèmes économiques du voisin, engendrés en partie par la crise, s’entrelacent dès lors à une histoire improbable dans laquelle Costi s’élance à corps perdu, bien davantage pour ce qu’elle représente que pour ses implications financières potentielles.

Inspiré d’une expérience similaire - à l’issue moins favorable - vécue par Porumboiu, Le Trésor s’articule autour d’un fil narratif aussi gracile que délicieusement subtil. Sur un sol, investi d’Histoire(s) - la Révolution roumaine de 1848, la période communiste et ses implications économiques individuelles, notamment en ce qui concerne l’expropriation, et le post-communisme - la partie centrale du film, composée de longs plans et séquences, rend compte de la quête d’apparence pour le moins désespérée, de trois hommes à la recherche d’un trésor enfoui. A un certain hyperréalisme, ponctué sans cesse de hiatus insolites, répond alors une dimension largement plus absurde qui s’adosse à cette temporalité venant bousculer le rythme du film, et à des éléments au comique naturel, tel l’homme au détecteur de métaux, sonore.

Difficile désormais de ne pas attendre ou redouter un renversement de situation, un retour brutal au réel. Mais l’enjeu est ailleurs pour Porumboiu, qui en passant revisite la critique institutionnelle dans une scène avec des policiers, non sans rappeler son Policier, adjectif  (déjà lauréat du Prix du Jury de la sélection Un Certain Regard en 2009) : l’utopie du quotidien, l’utopie au quotidien; rien de moins.

C’est alors sans surprise et avec délectation que l’on parvient à la scène finale (attention, spoiler): Costi, refusant la déception de son fils face à l’apparence prosaïque du trésor, se procure dans une bijouterie un butin digne de l’imagination d’un enfant. Après que la caméra lentement eut balayé la place de jeux et ménagé une séquence aussi décadente que jouissive dans laquelle les bambins se disputent joyeusement les bijoux, ne reste que le soleil. Et bientôt résonne «Life is Life» repris par Laibach, qui vient envelopper tout le film d’une tonalité nouvelle.



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